Concevoir sans dark patterns
Guide à l’intention des designers

1. Introduction

Temps de lecture de la page : 22 min

a. Présentation du guide

Vocation du guide

Ce guide a été conçu à la suite d’un constat sur un manque de ressources autour des dark patterns à usage de designers. En effet, il existe de nombreuses recherches académiques sur la classification des dark patterns (design trompeurs), leur reconnaissance automatique, leurs impacts sur les utilisateurs, etc. En revanche, il en existe très peu sur de la documentation pratique ou d’outils à disposition des designers qui conçoivent ces dispositifs. 

Les ambitions du guide :

  • être un recueil de bonnes pratiques en matière de dark patterns ; 
  • aider à corriger nos biais et nos habitudes de designer ;
  • donner des versions alternatives plus respectueuses de l’utilisateur.


Ce guide a une visée réflexive plus que normative. Il pose des pistes de réflexion ainsi qu’une liste conséquente, bien que non exhaustive, de bonnes pratiques. 

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Périmètre

Ce guide traite de :

  • Dark pattern (design trompeur) ;
  • Captologie ;
  • Design de l’attention ;
  • Design persuasif ;

Ce guide ne traite pas de :

Public visé

Ce guide est destiné aux :

  • concepteurs de service numérique (UX design, UI designer, Product designer, etc.) ;
  • toute personne intervenant dans la conception de service numérique (chef de projet, développeur, product owner, data scientist, etc.).


Son objectif est de permettre à tout designer, quel que soit son niveau technique, d'acquérir les clés pour agir à son échelle et initier une approche plus respectueuse du libre arbitre des utilisateurs.

b. Définitions

  • dark patterns (ou design trompeur) : élément de conception dont le but est de pousser l’utilisateur à faire des choses qu’il n’aurait pas forcément faites initialement.
  • design persuasif : design dans le but de guider l’utilisateur à adopter un comportement particulier. Le design persuasif est considéré comme une spécialisation du design UX (centré utilisateur).
  • captologie : acronyme de Computer As Persuasive TechnoLOGIE. Soit l’étude des technologies numériques comme outil d’influence et de persuasion des individus. Le terme a été forgé par le chercheur américain B.J. Fogg dans les années 1990.
  • design de l’attention : design autour de l’attention de l’utilisateur (souvent utilisé dans le but de la conserver un maximum de temps).

c. Enjeux des dark patterns

Aujourd'hui, l'attention est monétisée : elle est placée au cœur des modèles économiques des plateformes sociales ou de divertissement.

Notre attention a toujours été exploitée, comme le rappelle le PDG de TF1 en 2004 « ce que nous vendons à Coca-Cola est du temps de cerveau disponible ». Mais l’apparition des smartphones et ordinateurs a produit un changement de paradigme : les services numériques peuvent maintenant solliciter notre attention par l’interaction.

Le phénomène dérive alors en sur-sollicitation générale des utilisateurs. Les possibilités techniques (envoyer un push [message non sollicité] sur un smartphone) favorisent les informations toujours plus nombreuses (publicités…) ; tout comme l'accès à plus de données (personnelles, démographiques...).

L’attention des utilisateurs étant limitée, elle devient dès lors rare. On dit souvent, à tort, que les gens sont accros à leur smartphone. On devrait plutôt dire que les services numériques sont accros à l’attention de leurs utilisateurs.

Cette sur-sollicitation des utilisateurs engendre plusieurs enjeux :

Enjeu du libre arbitre

L’enjeu de liberté est le premier enjeu à prendre en compte. Les pratiques de design trompeurs ou persuasifs contribuent le plus souvent à entraver l’utilisateur. En le poussant à agir dans le sens du service. 

Les différentes restrictions du libre arbitre de l’utilisateur décrites ci-dessous sont :

Influence des comportements de consommation

Les techniques d’influence des pratiques des consommateurs pré-existent largement à l’émergence du numérique (emplacement des produits dans les supermarchés, publicité à la télévision, etc.). Face à ces pratiques, les consommateurs ont développé de nombreuses stratégies d'évitement (comme le fait de zapper les publicités, ou d'apposer un sticker « Stop pub » sur leur boîte aux lettres). Les technologies numériques, par l’accroissement de leur pouvoir persuasif, complexifient cependant grandement la compréhension de ces mécaniques d’influence par les utilisateurs. 

Ainsi, on a pu voir un accroissement du nombre de pratiques comme :

  • des produits ajoutés dans notre panier sans notre consentement ; 
  • des frais ajoutés cachés, des abonnements non consentis.

Ces pratiques d’influence, voire de manipulation des utilisateurs, sont de plus en plus difficiles à détecter. 

Une étude de janvier 2023, de la Commission européenne et des autorités nationales de protection des consommateurs, a montré que 148 des 399 sites audités, comprenaient des techniques de manipulation.

Exemples de pratiques trompeuses

Ces exemples vont du dark pattern à l’interface persuasive :

  • plus vous regardez des billets d’avion avec une même adresse IP, plus les prix des billets d’avion vont augmenter ;
  • Instagram intègre des contenus publicitaires, peu détectables, au sein des autres posts vus.

Réactivité excessive

L'amélioration de l’expérience utilisateur contribue à simplifier le parcours. Mais elle tend aussi parfois à amener l'utilisateur à passer d’une posture de réflexion, de compréhension (où il prend le temps de lire et de se renseigner) à une posture de réactivité (où il réagit sans réfléchir, sans lire le contenu).

Une étude de l’Université de Columbia avec Microsoft Research et l’INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), publiée en 2016, montre que 60% des contenus sont retweetés avant lecture sur Twitter.

Enfermement dans des bulles de filtres

Le concept de bulle de filtre qualifie l’enfermement d’un utilisateur dans un univers de contenus spécifique. 

Les services numériques que nous utilisons personnalisent l’information qui nous est transmise. Cette personnalisation s'effectue en fonction des connexions que nous avons, des contenus que l’on regarde, etc. Ce qui tend à nous enfermer dans un contenu homogène. 

Cette notion est particulièrement apparente sur Tik Tok. Les réactions aux contenus visionnés donnent des indications aux algorithmes de recommandation. Ceux-ci se basent dessus pour déterminer les contenus à faire ressortir à l’utilisateur par la suite. 
Passé un moment de visionnage, l’utilisateur ne voit plus qu’une infime partie d’éléments correspondant à ses supposées préférences.

La démarche est similaire sur Netflix, qui nous conseille par rapport au contenu déjà vu. Cela entraîne ainsi une invisibilisation de certains contenus.
Le risque principal est d’être confiné dans un univers de croyance qui nous satisfait sans nous enrichir. Altérant notre perception du monde tel qu’il est.

Influence dans les décisions

Un autre risque est d’être guidé vers des décisions que nous ne ferions pas naturellement (ciblage comportemental). 
Lors du Brexit ou lors des élections américaines de 2016, l’entreprise Cambridge Analytica a publié sur Facebook des publicités ciblées. Leur objectif était d’influencer les internautes américains dans leur choix de vote (voir l’enquête du Guardian de 2017).
Le livre de science-fiction « Quality land » de Marc-Uwe Kling (2017) montre bien cet univers contre-utopique. Les personnes y sont emprisonnées dans des bulles de filtres et influencées à prendre telle ou telle décision.

Enjeu attentionnel

Nous définissons ici l’attention comme la capacité à se concentrer, à être attentif. 

L’omniprésence du numérique dans nos vies, combinée à des pratiques persuasives, engendre de multiples conséquences attentionnelles telles que :

Utilisation compulsive

Nous avons tendance à utiliser nos téléphones de manière compulsive. Le nombre moyen de fois par jour que nous « tapons » sur nos téléphones est de 2 617 fois (d’après l’enquête de Dscout de 2016). Notre attention est régulièrement interrompue, ce qui pèse sur nos capacités à nous concentrer.

Tâches très courtes

Les tâches pour lesquelles nous utilisons l'ordinateur sont de plus en plus courtes. 75% du contenu de l’écran serait visionné pendant moins d’une minute (voir l’étude de Leo Yeykelis et al. de 2014).

L’attention de plus en plus en régime d’alerte 

Le sociologue Dominique Boullier identifie quatre régimes d’attention : la fidélisation, l’immersion, l’alerte et la projection. 
Le régime de l’alerte correspond à tous les signaux d’alerte que nous recevons au quotidien (fenêtre pop-up, avertissement de gains imprévus, etc.). « Ce régime de l’alerte est aujourd’hui confronté à un zapping généralisé et à une suite de «flash», qui en sape les bases » (Dominique Boullier, « les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion », revue Réseaux, 2009). C’est pourquoi il est important de réduire le nombre de signaux d’alerte, qui génèrent un climat de stress. Afin de permettre à l’utilisateur d’augmenter son attention.

Enjeu de santé

Les méthodes persuasives posent également un enjeu de santé et particulièrement de santé mentale. Les 2 conséquences sur la santé qui sont décrites ici sont :

Il convient de préciser que ces aspects font l’objet de vifs débats chez les professionnels de santé et de la psychologie.

Stress et charge mentale

Les réseaux sociaux sont conçus pour pousser l’utilisateur à les consulter régulièrement (selon les mécanismes présentés par Nir Eyal dans son ouvrage Hooked, 2017). Les pratiques de conception utilisées (design de l’attention, persuasif) incitent l’utilisateur à consulter fréquemment ses réseaux sociaux, sans quoi il y a création de stress.

Pourquoi ?

  • par peur de manquer une information importante (qualifiée de FOMO : fear of missing out) ;
  • pour recevoir des récompenses sous la forme de mentions « J’aime », commentaires, etc.

De plus, en stimulant fréquemment les utilisateurs, les réseaux sociaux et applications augmentent leur charge mentale.

Exemple de Twitter

L’usage d’un scroll infini (défilement infini) et l’ajout de nouvelles informations 24h/24, poussent les utilisateurs à consulter régulièrement le contenu. Chaque post découvert est une stimulation. Voulant être au courant, l’utilisateur aura tendance à consulter à maintes reprises. Se rajoutant ainsi une charge mentale.

Image biaisée

Les applications de médias sociaux encouragent une image biaisée de nous-mêmes.

Les médias sociaux invitent à l’utilisation de filtres. Ces derniers font apparaître les utilisateurs avec une peau plus lisse, le visage plus fin, etc. Ils propagent des normes de beauté.
La persistance de ce type d’images filtrées sur les médias sociaux contribue à modifier l’estime de soi de certains individus. Jusqu’à entraîner des troubles dysmorphiques corporels.

Par ailleurs, cette modification des normes de beauté entraîne d’autres conséquences comme l’explosion du recours à la chirurgie esthétique. D’après un article de 2018 de la revue scientifique américaine JAMA Facial Plastic Surgery, le nombre d’actes de chirurgie esthétique liée à l’influence des réseaux sociaux a été multiplié par quatre en trois ans (de 13% en 2016 à 55% en 2019). L’augmentation concerne surtout des patients de moins de 30 ans.

On peut l’expliquer par une plus forte comparaison sociale sur les médias sociaux. La comparaison aux pairs étant liée à la perturbation de l’image corporelle (étude de 2004 sur l’évaluation de l’image corporelle).

Les applications de réseaux sociaux entraînent également une image des autres biaisés, une illusion de vie parfaite. Particulièrement visible sur Instagram, la vision de vies avec de belles photos, montrant des vacances, des maisons ordonnées, sans imperfections, pousse les utilisateurs à relativiser leur propre bonheur. 

Autres impacts

La liste ci-dessus est une liste non exhaustive des impacts sur la santé des utilisateurs :

  • dépression impactée par un usage important des médias sociaux (étude de 2016 sur l’usage des médias sociaux et la dépression) et par l’usage avant d’aller dormir (d'après l’étude de 2014 sur les conséquences de l’usage de médias le soir) ;
  • troubles de l’alimentation tels que l’orthorexie mentale. Ce trouble est impacté par un usage important des réseaux sociaux et particulièrement d’Instagram (d’après l’étude de 2017 sur les liens entre Instagram et les troubles alimentaires) ;
  • troubles de l’attention et impulsivité accrue lors d’une utilisation intensive de smartphone (d’après l’étude de 2017 sur l’utilisation et l’abus de smartphone);
  • retard de langage chez les enfants avec un usage intensif (plus de deux heures par jour) des médias sur écrans (d’après l’étude de 2019 sur les enfants d’âge préscolaire).

Enjeu écologique

L’enjeu écologique est également à prendre en compte dans les ressorts des dark patterns.

Poids du numérique

Aujourd’hui, le numérique a un impact environnemental important (environ 4% des émissions mondiales de GES). Il est donc urgent de repenser nos manières de l’utiliser. La réduction de l’impact numérique passera inévitablement par une forme de sobriété numérique. Où les usages publicitaires et la récolte de données seront nécessairement questionnés.

Des usages définis

Il est également intéressant de privilégier les usages définis qui se focalisent sur le besoin fonctionnel.

Exemple  

Un utilisateur veut réserver un billet de train. Il va sur l’outil, choisit son train, les options et paie.
Au cours de ce parcours l’utilisateur ne voit ni publicité pour des hôtels, voitures, ni options supplémentaires pour des assurances non demandées. Le parcours de l’utilisateur est limité à l’essentiel.

d. Rôle des designers numériques

Les designers numériques (UI, UX, DA, product) sont responsables des interfaces et de l’expérience des services numériques.

Avoir une démarche consciente

Designer, c’est agencer les informations, rendre un parcours fluide. En ordonnant les éléments, le designer décide de ce qui est important ou non, de l’ordre des informations que va voir l’utilisateur. Ces décisions design influencent les utilisateurs, de manière :

  • intentionnelle, avec une volonté de capter et de diriger l’attention des utilisateurs ;
  • inconsciente, en reproduisant des schémas que le designer a intériorisés.

Exemple 

En tant que designer, on me demande de concevoir un bandeau RGPD. Instinctivement, je risque de produire une interface comme ce que j’ai l’habitude de voir sur les autres sites que j’utilise. Par exemple, concevoir un bouton primaire pour l'acceptation des cookies. Mais ainsi, je perpétue inconsciemment un schéma qui influence le comportement de l’utilisateur.

Mais, seule une démarche consciente du designer permet un service numérique respectueux de l’attention de ses utilisateurs. Il devient garant du respect de l'attention.

Se former

Pour respecter l'attention des utilisateurs, les designers numériques doivent avoir une connaissance fine des mécanismes persuasifs, et de leurs alternatives plus respectueuses.

Aujourd'hui, les pratiques attentionnelles, persuasives ou trompeuses sont régulièrement abordées dans le débat public (citons le documentaire de Netflix Derrière nos écrans de fumée, 2020). Mais, elles restent encore peu enseignées dans les écoles de design, ou peu abordées dans le monde professionnel.

Ce guide permet aux designers de comprendre les mécanismes persuasifs, pour adopter une démarche consciente.

Impliquer toute l'équipe

Malgré tout, le designer n'est pas le seul garant du respect de l'attention des utilisateurs. Il faut impliquer toute l'équipe.
Avoir cette démarche consciente est un engagement collectif. Les personnes concevant le web sont responsables d'aménager de manière réfléchie nos environnements attentionnels. Cela crée de bonnes habitudes et une bonne hygiène attentionnelle.

La majeure partie des méthodes trompeuses présente dans ce guide relèvent de l’expérience ou de l’interface. Toutefois, certaines pratiques de persuasion concernent plus que les designers.

Aide et contribution

Le guide a vocation à évoluer et à être enrichi au cours du temps grâce aux contributions de la communauté. 

Vous souhaitez y contribuer ? 
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