Quand faut-il numériser ?

Lorsque nous parlons d'écoconception, nous avons parfois la remarque : c'est bien d'éco-concevoir mais est-ce qu'il ne vaut mieux pas plutôt trouver une alternative à la numérisation ? En d'autres termes, le meilleur impact négatif est celui que l'on ne produit pas !

Alors comment savoir s'il faut numériser ou non son service ? Sans pouvoir vous fournir de grille de décision pure et simple, voici une liste de questions à se poser et d'éléments à prendre en compte.

Sommaire de la page :

La première étape de l'écoconception

Cette question fait normalement intrinsèquement partie de la démarche d'écoconception. Dans le RGESN (Référentiel Général d'Ecoconception de Services Numériques produit par la mission interministérielle française au numérique responsable), c'est le critère 1.1 qui stipule qu'un service numérique ne répondant à aucun objectif du développement durable de l'ONU est futile et donc à éviter. Dans le guide d'écoconception nous l'avions également inclus dans les premières questions de la phase de définition du besoin (voir la page).

Cependant comme le pointe Gauthier Roussilhe dans son article "La question écologique dans le champ du design numérique" (Colloque Albi Médiations Sémiotiques, 2022) :

"La plupart des ressources étudiées se concentrent sur la question « comment numériser ? » plutôt que « est-ce qu’il faut numériser ? ». Sans cette étape fondamentale de la démarche d’écoconception, les étapes suivantes pourraient plutôt se résumer à de l’optimisation qu’à de l’écoconception."
Gauthier Roussilhe

L'écoconception, oubliant de se poser la question du bien-fondé d'un service numérique, se retrouve ainsi dévoyée de son ambition initiale.

Pourquoi ce dévoiement de l'écoconception ?

Parce que ce sont les personnes qui créent le service numérique qui mènent la démarche d'écoconception et qu'elles n'ont généralement pas intérêt, notamment d'un point de vue financier, à abolir le projet.


Parce qu'il est difficile de :

  • dire non à son client quitte à perdre la mission
  • dire non à son chef qui a eu cette "idée géniale" de lancer un nouveau service numérique
  • renoncer à ce projet qui permettrait de se faire bien voir de sa hiérarchie.

De façon générale, il est difficile de passer du temps sur une idée avant ensuite d'y renoncer. C'est d'ailleurs l'objet de plusieurs biais cognitifs connus : aversion à la dépossession, effet IKEA (attachement irrationnellement fort à ce sur quoi on a passé du temps), effet de vérité illusoire (croire vrai ce qui est plus simple à traiter), effet de simple exposition (attirance vers les choses connues), biais d'unité (vouloir finir les tâches commencées), biais de status quo (résistance au changement).


Parce que le numérique semble parfois être devenu une réponse automatique à toutes les problématiques : échec scolaire (cf Philippe Bihouix), accidents de chasse (cf article Numerama)... Sortir un service numérique (tablettes pour les enfants, application de géolocalisation pour les chasseurs…) donne l'impression d'agir, et qui plus est, semble dans l'air du temps.

"Ils ne veulent pas perdre le temps ; ils ne veulent pas [...] perdre l'argent. Et jamais, jamais ils ne se demandent ce qu'on gagne à ne rien perdre."
Le sang des autres, Simone de Beauvoir

Alors comment on décide ?

Chaque contexte est différent et la décision finale ne revient pas toujours à la personne qui lit ces lignes.

Ceci étant dit, nous avons rédigé une liste de recommandations synthétisées dans cet arbre de décision et décrites en détail ci-dessous (versions PDF et Figma disponibles en bas de page).

Arbre décisionnel pour décider quand numériser son service
Proposition d'arbre décisionnel permettant d'identifier quand numériser son service (Figma)

17-ODD-ou-l'une-des-9-limites-planétaires-?-RGESN-1.1">1. Le service numérique traite-t-il de l'un des 17 ODD ou l'une des 9 limites planétaires ? RGESN 1.1

Si non, la recommandation est de ne pas développer le service. 

Si le décisionnaire impose tout de même de développer le service :

  • Quitter le projet / le client / l'entreprise.
  • Ou au moins tâcher d'être le plus accessible et le mieux éco-conçu possible. Voir l'article faut-il éco-concevoir ?

Attention à ne pas sauter directement à l'optimisation du service sans envisager d'y renoncer (collectivement ou individuellement). Même soulever la question auprès d'une hiérarchie retorse peut aider à faire évoluer les mentalités et sensibiliser.

Si oui : ce n'est pas pour autant qu'il faut numériser ! Passer à la question 2.

2. Quels sont les besoins utilisateurs et est-ce qu'une solution autre que numérique peut y répondre mieux ou aussi bien ?

Il est tentant de voir dans le numérique une solution simple et accessible à tous pour résoudre son enjeu. Or c'est loin d'être la solution idéale que l'on imagine souvent (voir raisons ci-dessous).

"Si j'avais une heure pour résoudre un problème, je passerais 55 minutes à réfléchir au problème et 5 minutes à réfléchir aux solutions."
Albert Einstein

Pour identifier les solutions il faut donc définir le problème (questions classiques de design) :

  • Qui sont mes utilisateurs ?
  • Quels sont leurs points de douleur ?
  • Quels sont leurs besoins ?

Attention ici à ne pas attendre des solutions de la part des utilisateurs mais bien à collecter les besoins fondamentaux. Ex : un utilisateur pourrait énoncer qu'il souhaite "une vidéo explicative", alors qu'en creusant on réalise que son véritable besoin est de "comprendre comment fonctionne le service" et qu'un autre canal pourrait mieux y répondre (selon le contexte).

On peut alors identifier les solutions répondant de la façon la plus simple, résiliente, accessible, aux principaux points de douleur identifiés. 

Est-ce une solution analogique ou numérique ?

  • Analogique : SMS, guichets, formation des équipes, modification des postes…
  • Numérique : application, nouvelle fonctionnalité, nouvelle page, site dédié…

Focus : Pourquoi le numérique n'est-il pas une solution idéale ?

Le numérique semble pratique pour tous, moins cher et plus écologique mais faisons la peau à ces idées reçues :

  • Le numérique exclut des utilisateurs. En 2022, 8% des Français n'utilisent pas internet, même occasionnellement. Et la moitié des Français éprouve au moins un frein qui les empêche d’utiliser pleinement les outils numériques et internet (source Baromètre du numérique 2022). Un service numérique n'est donc pas forcément le meilleur moyen de toucher une cible large (vs le SMS par exemple).
  • Le numérique coûte cher. Les concepteurs numériques ont des salaires élevés. Créer et maintenir un site ou encore une application peut donc rapidement coûter des dizaines de milliers d'euros voire des millions pour la mise en place d'une solution importante (ex : implémentation de Salesforce dans une grande organisation).
  • Le numérique a un fort impact environnemental. Loin d'être "dématérialisé", le numérique repose sur des infrastructures mobilisant de nombreuses ressources, notamment des métaux dont l'extraction et la transformation sont extrêmement destructrices pour l'environnement mais aussi délétères pour les personnes. (voir l'introduction du Guide d'écoconception de services numériques).

3. Est-ce qu'une solution répondant déjà au besoin existe ?

Si une solution numérique a été jugée préférable pour répondre au besoin de mes utilisateurs et répondre à un des objectifs de développement durable, ce n'est pas pour autant qu'il faut poursuivre. En effet, trop de services "réinventent la roue" et ajoutent au marché des solutions pourtant déjà existantes. Ex : prolifération des calculatrices d'impact environnemental de sites web.

"Il est important de vérifier qu'un ou plusieurs services existants ne répondent pas déjà au besoin, pour ne pas les dupliquer."
Critère 1.3 du RGESN

Ce n'est pas facile à mettre en place car chaque entreprise souhaite avoir la parentalité de sa solution, mais idéalement c'est une considération à prendre en compte.

4. Est-ce que le service crée plus de valeur qu'il n'en détruit ?

Si personne n'a créé ce service numérique que j'ai estimé utile pour l'humanité et mes utilisateurs, il faut alors se demander si je ne vais pas engendrer plus de problèmes que je ne vais en résoudre

Ex 1 : si ma solution d'économie d'énergie crée un transfert de pollution sur la consommation de métaux.

Ex 2 : Blablacar, au lieu de diminuer la consommation d'essence en mutualisant les voitures, a augmenté le trafic en rendant le transport automobile plus compétitif sur le plan financier. C'est un exemple connu d'effet rebond.


Pour savoir si votre service risque d'engendrer ce type de conséquences, il faut d'abord lister les externalités positives et négatives du service.

  • Qui sont mes non-utilisateurs et comment sont-ils impactés ?
  • Quelles sont les entités non-humaines impactées ? (rivières, forêts, océans, air…)
  • Quels sont les impacts du service à court et long-terme d'un point de vue social, psychologique, politique, économique et environnemental ?

Voir le Design Systémique

Ensuite, les mettre en regard pour évaluer sa création de valeur. Les externalités étant de nature différente (écologique, sociale, politique…), elles peuvent être très difficiles à comparer. Cette étape aura donc nécessairement sa part de subjectivité. 

Mais elle permet de :

  1. éventuellement renoncer au service (il est encore temps)
  2. être lucide sur les imperfections et impacts de son service (et éviter des communications béates et disproportionnées sur son côté solution miracle, ex : ce capteur connecté qui permet d'utiliser moins d'eau dans l'arrosage des golfs)
  3. anticiper et limiter ses externalités négatives (par exemple, prévoir des modérateurs et des mécanismes de signalement pour éviter des contenus irrespectueux, ce que Facebook n'a pas fait au Myanmar)

Cette étape est particulièrement importante pour arbitrer dans le cas d'un service résolvant des problèmes utilisateurs mais créant des problèmes sociaux-économiques. 

Ex de Air BnB : le service propose des offres compétitives d'hébergement via une interface ergonomique mais accroît la crise du logement dans les métropoles et génère de l'évasion fiscale.

Autres questions à se poser :

  • Est-ce que le service correspond à un besoin limité dans le temps et non reproductible ? Par exemple : gestion des déchets aux JO. 
  • Est-ce que ma cible est très réduite ? Par exemple : service spécifique à mon entreprise.

Si oui, cela ne veut pas nécessairement dire qu'il ne faut pas faire le projet. Peut-être réfléchir à des possibilités de réutilisation, notamment via l'open source.

Critères remplis

Félicitations ! Votre service a coché toutes les cases suivantes :

  • Le service traite de l'un des 17 objectifs de développement durable et de l'une des 9 limites planétaires.
  • Le service répond à de véritables besoins utilisateurs.
  • Le service ne peut pas y répondre de façon analogique.
  • Aucune solution ne répondant à ce besoin n'existe.
  • Le service crée plus de valeur qu'il n'en détruit.
  • Le service est utile à une cible large ou peut être réutilisé dans d'autres contextes.

Je peux alors envisager d'éco-concevoir ce service (voir l'article : Quand éco-concevoir son service numérique ?).

Ressources

  • Voir l'arbre décisionnel sur Figma
  • Télécharger l'arbre décisionnel en PDF (364 Ko)