Réaffirmons la radicalité du numérique responsable.
Cet article est un point de vue personnel d'un membre de l'association Designers Ethiques.
Il y a quelques mois, Louis Derrac a publié un article intitulé « Numérique responsable : critique d’un oxymore » dans lequel il se livre - comme le titre l’indique - à une critique de ce concept, et propose de le substituer par le concept de numérique acceptable. L’article de Louis connaît depuis un réel succès dans les communautés des critiques du numérique, ce qui me place face à un dilemme : si je regarde avec grand intérêt les articles et travaux de Louis, il me semble un peu trop vite sceller le sort de cette notion de « responsabilité numérique ». Je propose donc une contre-argumentation à son article initial, pour montrer en quoi le terme de « responsabilité » est au contraire bien plus fort et nécessaire que celui « d’acceptabilité ».
Dans son article, Louis rappelle que la responsabilité est bien souvent définie comme ce « qui s’emploie à respecter les valeurs du développement durable ». Il me semble en premier lieu nécessaire de revoir cette définition. S’il est incontestable que c’est effectivement bien souvent ce que l’on entend dans le sens commun du terme, son étymologie est tout autre. « Responsable » dérive ainsi du latin respondere (« répondre de ») dans le sens de sponsio (« promesse »). En somme, est responsable celui qui assume ses promesses. Plus précisément, être responsable, c’est « l’obligation de répondre de ses actions ou de celles des autres, d’être garant de quelque chose » (wiktionnaire).
Un concept radical
De cette définition découlent alors un certain nombre de points. Déjà, la responsabilité a une portée juridique. Ce que l’on retrouve à travers les notions de responsabilité contractuelle (soit l’obligation d’honorer un contrat), ou de responsabilité civile définie par le Code civil comme « tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». En droit français être responsable, c’est donc l’obligation faite à chacun de ne pas causer de dommage à autrui, ou à réparer ces dommages. En ce sens, le concept me paraît être particulièrement fort et souhaitable. En un mot, « responsable » est un concept radical. Radical, car il va au fond du problème : est responsable celui qui assume ses promesses.
Appliqué au numérique, le concept prend toute sa radicalité. Car quelle était la promesse originelle du numérique ? Si l’on s’en réfère aux travaux des historiens du numérique, le numérique des pionniers se voulait émancipateur, facilitant le développement et le partage de la connaissance (rappelons que ce numérique voit le jour dans des universités pour des besoins d’universitaires). Les dérives du numérique que nous connaissons poussent alors à reconnaître son irresponsabilité, et donc nous imposent collectivement de les corriger. Bien sûr, cela sous-entend de comprendre le concept de « numérique responsable » dans un sens bien plus large que celui de la stricte responsabilité environnementale. Il impose de mesurer les effets positifs et négatifs du numérique tant sur l’environnement, que sur nos sociétés et sur les individus. Il est essentiel d’y inclure les enjeux de vie privée, d’accessibilité, l’ultra consommation favorisée par nos smartphones, les travailleurs du clics, le capitalisme de surveillance, etc, etc.
Un concept englobant
En ce sens, les enjeux environnementaux qui prédominent - probablement à raison - ne doivent pas nous faire oublier les autres défis qui se posent à nous, tout particulièrement dans l’espace numérique. C’est pourquoi le concept de responsabilité apparaît bien supérieur au concept d’acceptabilité, qui induit qu’une part des torts causés - ici par le numérique - peut être acceptable. Or s’il est raisonnable de penser que nous ne pourrons pas pallier toutes les externalités environnementales négatives du numérique, doit-on pour autant considérer comme acceptable la non-accessibilité d’un service numérique ou la captation de nos données personnelles ? Il me semble que non. Ici, le concept de responsabilité agit comme un concept global qui vaut dans toutes les situations et sur tous les sujets.
Même sur les enjeux environnementaux, la radicalité du concept de responsabilité nous propose précisément un horizon : pourquoi ne pas analyser notre numérique à l’aune de ce concept pris au mot (sic) ? Que serait un numérique vraiment responsable environnementalement parlant ? À quoi faudrait-il renoncer pour qu’il le (re)devienne ? Et si à la fin il ne reste rien (ou que Wikipédia), est-ce grave ? Il me semble que ces questions sont précisément les questions que nous devons poser tant pour retrouver un peu de l’utopie initiale de l’aventure numérique, que pour favoriser l’émergence de cette démocratie technique que nous souhaitons voir advenir.
Luttons contre la réappropriation du concept
Finalement, il s’agit ici de lutter contre la réappropriation de ce concept par un certain nombre d’acteurs. Car c’est finalement bien cela le problème : plus que la définition du terme, c’est ce que certains en font : le détourner, l’amoindrir, le réduire à peau de chagrin. Certains de bonne foi (ceux qui focalisent sur l’environnement), plus questionnable pour d’autres (notamment quand il est compris dans le sens des actions mises en œuvre en « RSE »).
Il s’agit de lutter contre ces dérives du concept car il serait terrible de renoncer à un terme signifiant au prétexte que d’autres l’utilisent dans un sens inapproprié. Pour tenter un parallèle dont vous me direz s’il est capillotracté, de nombreuses dictatures utilisent le terme « démocratie » dans leur nom. Doit-on pour autant renoncer à ce terme ? Il me semble que non. Au contraire, il nous appartient de le commenter, le critiquer, le faire évoluer. Il nous appartient de le faire vivre, précisément pour le rendre opérant et ne pas le laisser se vider de son sens.
Et c’est bien en ce sens que le débat initié par Louis est fructueux et important. Tout compte fait, pourquoi est-il important de parler de responsabilité numérique ? En ce qui me concerne, je n’avais jamais pris le temps d’intellectualiser mon attachement pour ce concept. À présent, c’est chose faite, et je vous invite à en faire de même en contribuant à ce débat ! :)